Présidente de l’association Doc 4 Ukraine qui est présente en Ukraine depuis avril 2022, Caroline Thominet nous a accordé une longue interview pour faire le point sur son action. Très déterminée, elle coordonne un réseau de 250 entreprises qui apportent un soutien précieux à l’Ukraine.
Qu’est-ce qui vous a motivée au départ, vous aviez des attaches particulières avec l’Ukraine ?
Non, c’est juste la situation qui Nous a interpellé, quoi. Voilà. Je n’avais pas d’attaches particulières avec l’Ukraine mais j’ai voulu agir. Et je pensais dès le départ que ça serait un contexte européen et pas juste un contexte entre deux pays. J’ai vu qu’il y avait déjà des associations qui existaient auparavant, comme à travers l’Europe.
Est-ce que votre rôle et vos missions ont changé depuis février 2022, et dans quelles proportions ?
En fait, on s’adapte en fonction des besoins sur place qui sont faits avec la guerre, en fonction des contraintes qu’on peut avoir en extérieur, donc : logistique, frontières, changement des règles liées aussi aux bombardements ; et puis en fonction aussi des contraintes en France. C’est surtout des contraintes liées aux grèves aux frontières, par exemple.
Comment on s’adapte ?
Vous savez, en fait, c’est comme avec une entreprise. Vous n’avez rien de déterminé, mais quand vous installez une organisation logistique, par exemple, vous savez que vous allez avoir des imprévus, en tous les cas que vous allez rencontrer des problèmes liés à des changements obligatoires d’entrepôt, liés à des grèves par exemple. Il y a quand même eu trois très, très grosses grèves sur la Pologne entre autres. Donc, dans ces cas-là il faut trouver de nouveaux circuits, s’adapter, quoi.
À l’heure actuelle, vous avez combien d’entreprises qui vous soutiennent, qui vous aident ? Et depuis ces derniers temps, est-ce qu’il y a encore de nouvelles entreprises qui sont arrivées ? Et est-ce qu’il s’agit uniquement d’entreprises françaises ou ce sont des entreprises qui viennent d’un peu partout en Europe, voire du monde ?
Alors, on a majoritairement des entreprises françaises. Il y a à peu près 250 acteurs sur le réseau. Ils nous aident en fonction de l’actualité, ou de leur sensibilité à l’actualité, et aussi par rapport à leurs ressources, par rapport à des stocks qu’ils ont et qui vont être disponibles.
C’est-à-dire, quel type d’aide ? Des aides matérielles, des aides financières ?
Matérielles, surtout. On a eu quelques donations financières, mais ce sont des aides matérielles, en majorité.
Après trois ans de guerre, on a encore du mal à prévoir ce qu’il va se passer. C’est certainement déconcertant pour des associations comme la vôtre.
Oui parce qu’ils savent très bien quelles conséquences cette incertitude a sur les donateurs de matériel militaire. Les Américains par exemple qui ne sont pas vraiment des donateurs mais plutôt des prêteurs. Et sur d’autres acteurs économiques, les États comme les entreprises. Cela a aussi des effets sur le terrain de guerre. Vous pensez qu’il peut y avoir un accord de paix dans les jours ou les semaines qui arrivent et cela crée une espèce de brouillard qui a des conséquences sur le terrain, mais aussi au niveau des soutiens. Ça crée la même chose aussi au niveau des associations, avec aussi l’attente de savoir et de connaître l’étape d’après. Que ce soit en termes de cessez-feu – auquel je ne crois pas du tout – mais aussi en termes d’environnement européen. Connaître ou pas les prochaines conséquences de la guerre vous amène à refaire un déploiement un peu différent.
À propose des Américains, est-ce que vous avez eu des périodes de découragement, notamment quand vous avez vu que le fameux épisode dans le Bureau Ovale avec Zelenski, Trump et Vance, qui à la limite voudraient se faire rembourser les sommes qu’ils ont prêtées, selon eux, aux Ukrainiens, pour se défendre ? Est-ce que ça a été un des moments où vous vous êtes sentie lâchée et découragée ?
Non, ça fait partie de la réalité, en fait. C’est un contexte… Enfin, moi, j’interviens pas mal en analyse géopolitique, donc je connais dans le détail le contexte des rapprochements russo-américains qui sont du niveau de l’oligarchie et des milieux mafieux. Donc pour moi, ça a semblé être une étape logique. C’est plutôt au niveau du problème de l’OTAN et du retrait progressif des Américains sur l’Europe, de leurs troupes, et du fait que le matériel américain est présent à 70% sur l’ensemble des pays de l’Europe – excepté la France –ce qui crée une dépendance totale au matériel américain.
Et donc, à contrario, est-ce que vous avez senti que, justement, cet épisode-là, avait eu pour effet de ressouder un peu plus les Européens et de les forcer à consentir un effort un peu plus important envers l’Ukraine ?
Pour moi, ça a clarifié la situation, même si les différents services de renseignement devaient largement informer leurs gouvernements. Et ça a permis de clarifier aussi la situation vis-à-vis de la société civile. Je pense aux pays d’Europe, à l’exception de la France, qui n’avaient pas vraiment conscience de l’importance d’une autonomie stratégique. Ça a permis à nos alliés européens de comprendre l’intérêt d’acheter du matériel indépendant européen, dont le français, et de créer une autonomie stratégique vis-à-vis, évidemment, des États-Unis et de tous les États belligérants intervenant dans la guerre, dont la Chine aussi.
Pour revenir à des questions plus terre-à-terre, de quoi vous avez le plus besoin en ce moment, vu par exemple les derniers épisodes, comme les bombardements sur la ville de Soumy. Est-ce que les besoins évoluent en fonction de la situation actuelle, étant donné que ça n’a pas l’air de s’arranger beaucoup ? On sent les Russes de plus en plus décomplexés et sûrs de leur force…
C’est une continuité, en fait. Parce qu’on n’en parlait pas. Mais ce qui se passe, c’est qu’à chaque rapprochement officiel avec les Américains, les Russes, deux jours après, bombardent des civils de manière éloquente. Ça a toujours été le cas ! Mais là, en fait, à chaque réunion, c’est comme un pied de nez aux États-Unis. C’est beaucoup plus important en termes de volume, même si des frappes sur les civils continuent chaque jour, en fait. Mais ils en font un exemple, comme si c’était un message, évidemment, aux civils américains et aux États.
Et en termes de besoins, vous en êtes où ?
En termes de besoins, en fait, on est en train de se réorganiser au niveau de la logistique. Donc on est intéressés à avoir de nouvelles entreprises en logistique sachant qu’on défiscalise, sur ce plan-là on a le soutien du gouvernement français et de l’État français.
Vous pouvez défiscaliser à hauteur de 66 pour cent, c’est bien ça ?
Oui, oui. C’est le système normal des associations qui sont d’intérêt général reconnu par l’État, en fait. On est reconnus d’intérêt général, ce qui n’est pas le cas de toutes les associations. Donc ce qui nous intéresse toujours, c’est de développer cette logistique. Aujourd’hui, on s’intéresse plus au gros volume sur les donations qu’on peut défiscaliser avec les donateurs, parce qu’en fait, aujourd’hui, on fait de plus gros volumes. Les petits volumes, malheureusement, ça coûte beaucoup plus cher. Quand on doit faire tourner des camions sur toute la France, évidemment, ça coûte cher en termes de logistique.
Au fait, le nom Doc4Ukraine, le « Doc », c’est pour docteur ?
Oui. Parce qu’on a formé énormément de personnel médical en Ukraine, et aussi des pompiers. Et puis on a envoyé des équipes sur place aussi pour aider avec les blessés dans les hôpitaux. On a laissé de côté cette partie-là maintenant mais c’est possible qu’on la relance.
Pourquoi l’avez-vous arrêtée ?
Parce que – pour être tout à fait transparente – il y a eu des « écarts » de la part de certains médecins qui ont conduit à ce que les hôpitaux militaires ferment leurs portes. Je parle d’écarts de comportement … Quand on est dans un milieu de guerre, cela demande de respecter les règles. Et si vous ne les respectez pas, c’est normal qu’on vous ferme les portes. Donc les Ukrainiens ont décidé d’arrêter les coopérations sur les hôpitaux militaires. Mais c’est quelque chose qui pourra sûrement reprendre, vu les conséquences de la guerre et le temps qui passe. C’est quelque chose qu’on regarde. Et sachant qu’aussi la guerre peut évoluer par rapport à ce qu’on en sait et que les risques, malheureusement, existent aussi ailleurs en Europe. L’un des principaux besoins, c’est est le transport des personnes, le transport d’équipes militaires.
C’est-à-dire au départ de France ?
Le mieux c’est d’avoir un partenariat avec Air France, par exemple, ou Transavia, pour les emmener sur la Pologne dans un premier temps.
Vous comptez combien de permanents et combien de bénévoles dans votre association, à l’heure actuelle ?
Ce ne sont que des bénévoles Et que des gens qui travaillent en fonction de leur spécialité. On fonctionne tous pareil. C’est ma façon de travailler : on fonctionne plutôt en mode start-up. L’idée, c’est de pouvoir s’adapter très, très vite parce que on est dans un contexte de guerre. Et donc, il faut savoir adapter l’organisation très vite. Sinon, ce n’est pas possible.
Et alors, vous agissez uniquement là-bas ? Ou bien est-ce que vous avez des structures ici en France, par exemple, pour l’accueil des réfugiés ?
Non. Nous, on n’est que sur nos compétences. On est sur l’aide à l’Ukraine, dont l’aide militaire. En fait, on fait les hôpitaux, les orphelinats, les structures pour handicapés et personnes âgées et puis sur le front pour les militaires.
Personnellement, vous vous êtes rendue combien de fois là-bas ?
Je me suis rendue plusieurs fois là-bas, notamment sur le front. Je m’y suis occupée aussi de blessés dans un hôpital militaire.
Est-ce que vous avez une formation médicale également, en plus de RH et juridique ?
J’ai une formation aussi en gestion d’entreprise. J’ai fait un MBA à Dauphine. Donc, voilà, j’interviens en fait pour les Comex (Ndlr : comités exécutifs des entreprises) sur des directions de projets. C’est pour ça que j’ai monté l’association et géré les différents projets. Je fais aussi du conseil. J’interviens en manager de transition dans les sociétés. À côté de ça, oui, je suis allée plusieurs fois en Ukraine. J’ai un petit vernis médical, mais je n’ai pas de formation médicale à proprement parler.
Est-ce que les Russes essayent d’entraver vos actions sur place, mais aussi en dehors, et de quelle manière ?
Oui, mais je ne veux pas entrer pas les détails. Ça peut être du brouillage de communication, ça peut être de l’espionnage, ça peut être plein de choses qu’on peut imaginer …
Y a-t-il une opération pour laquelle vous êtes la plus fière depuis que vous avez commencé, depuis plus de 3 ans maintenant ?
Les quantités qu’on a envoyées, c’est assez phénoménal ! On a envoyé plus de 15 millions d’aides, 15 millions d’euros, sans parler de la logistique. On est partis virtuellement de la feuille blanche. En ce moment on est sur le développement de drones français, pour aider dans le contexte actuel, sachant que le contexte de demain, on ne le connaît pas. On l’imagine, on espère qu’ils ne se cantonnent qu’à l’Ukraine, mais on peut imaginer des débordements. Quand vous êtes sur une structure comme la nôtre, il faut savoir s’adapter. Un exemple : on envoyait beaucoup de médicaments, mais de très très grosses quantités, grâce à des hôpitaux qui nous aidaient en France, tout un réseau d’hôpitaux. Et aussi des gens des professions libérales. On a eu du très gros matériel et des médicaments. Et puis les douanes ukrainiennes, d’un coup, ont décidé de serrer la vis sur le contrôle aux frontières et le passage des médicaments. Et là, on a été obligés d’arrêter parce qu’on a eu deux fois un très gros problème avec un dossier juridique : prison pour le chauffeur pendant deux jours. J’ai dû m’employer à faire sortir le chauffeur de prison pour 10 boîtes de Seresta !
Pour quelles raisons ?
Parce qu’en fait, ils avaient peur des drogues. Il y a des drogues qui sont rentrées dans le pays, et donc, ils craignaient ça. Tout cela pour vous dire que, à chaque étape, vous vous adaptez car vous allez rencontrer plein de difficultés inattendues C’est une espèce de réalité qu’on a du mal à concevoir, En Europe, c’est comme ça qu’on conçoit aussi nos actions : créer un réseau français puissant, au niveau des PME, des TPE, des artisans, des bénévoles.
Qu’est-ce qui a changé depuis le début de la guerre ?
Grâce aux généraux qui nous soutiennent et à cause de la guerre l’industrie du drone a beaucoup progressé Ça a énormément évolué. Nous, on ne fait pas du « multi-copter ». Les « multi-copter » sont des drones chinois qui sont en fait aussi sur le marché civil.
Vous parlez de drones que vous utilisez, il s’agit des drones à vocation logistique, je suppose, ce ne sont pas des drones à vocation militaire ?
Non, non, il y a quatre sortes de drones différents. On a un drone avion, c’est un avion nouvelle génération, qui fait du largage de 70-80 kg, On est les seuls en Europe à faire ça : du largage humanitaire, qui est capable aussi de faire de la bi activité. On a aussi un drone de surveillance, qu’on est en train de lancer. Et puis il y a un drone de petit largage humanitaire de 4 kg, c’est un tout petit drone, il mesure 4 mètres. Et puis on a encore un autre drone qui va chercher les blessés. C’est un drone véhicule terrestre, qui peut aussi déclencher les mines, comme un démineur.
Est-ce que vous êtes régulièrement en rapport avec les autorités françaises au plus haut niveau ? Est-ce que vous estimez qu’eux aussi font leur part, mais dans leur domaine, c’est-à-dire diplomatique, militaire et humanitaire ?
Alors oui, je soutiens à 100% l’État français, par principe déjà, parce qu’il serait malvenu dans un continent en guerre de ne pas soutenir son propre État. Et ensuite, oui, le gouvernement français a toujours fait le nécessaire pour un soutien humanitaire et un soutien militaire à l’État ukrainien. Et quand on s’engage, nous, en tant qu’association, en tant qu’entreprise, en tant qu’État en France, on fait ce qu’on a dit. Ça c’est clair.
Et sur le plan diplomatique, le président Macron est l’un des rares à pouvoir dialoguer à la fois avec Zelenski et avec Trump. Il communiquait aussi régulièrement avec Poutine au début mais le fil est rompu. La diplomatie française, traditionnellement et depuis des siècles, a un certain savoir-faire qui continue à s’exprimer aujourd’hui vous pensez ?
Oui. Malheureusement, dans le contexte actuel, il est très compliqué de réaliser les objectifs qu’on peut se fixer au niveau diplomatique. Mais effectivement, on doit essayer d’influencer, de gagner du temps pour pouvoir s’organiser en Europe. C’est difficile, surtout quand on a affaire à des gens qui peuvent changer d’avis du jour au lendemain. Je pense en réalité qu’ils ne changent pas d’avis. Je pense plutôt qu’ils manipulent. En fait, tout ça a été inscrit depuis très longtemps. Pour le moment, il n’y a pas d’autonomie militaire en Europe, à l’exception de France. On doit essayer de gagner du temps, le temps de s’organiser. On ne doit pas rompre la confiance avec les États-Unis, même si évidemment, les Trumpistes restent sous le diktat russe, objectivement. Mais l’administration et l’armée américaine sont quand même encore composées d’adultes conscients qui connaissent leur métier. Malheureusement, il y a en ce moment une « chasse aux sorcières » aux États-Unis. Mais il reste encore des acteurs qui peuvent agir et qui sont conscients. Reste que le contexte fait qu’il est très difficile de pouvoir compter sur l’État américain et sur le gouvernement américain.
Vous diriez que votre tâche est plus complexe depuis l’élection de novembre, depuis que c’est l’administration Biden qui était en charge ou bien ça ne change pas grand-chose ?
Non, ils ne sont pas intéressés. Concrètement, au stade de l’ONG (Ndlr : Organisation Non Gouvernementale), on ne les intéresse pas. Au stade de l’État français, on ne les intéresse pas non plus. Ce qui les intéresse surtout, ce sont les ressources qu’ils peuvent tirer de l’Europe au niveau militaire avec la chaîne matérielle. Et les ressources de l’Ukraine, parce que c’est un pays qui est riche au niveau de ses ressources naturelles, donc c’est ça qu’ils ont visé. Ils sont sous l’obédience russe, complètement liés à leurs liens financiers avec la famille Trump. Et donc, concrètement, ils sont peu intéressés par l’Europe. Ils vont se désengager militairement. Ils sont dans une situation où il y a une prise de décision de trahison de l’Europe qui a été un allié fiable et fidèle depuis 80 ans. En un mandat, ils vont rompre la confiance au niveau international qui a été construite pendant 80 ans avec les États-Unis. Et sur un seul mandat, ils vont mettre en échec leur pays.
Oui, d’où la fameuse phrase d’Henri Kissinger. « Les grandes puissances n’ont pas de principes, elles n’ont que des intérêts ».
Alors oui, mais leur intérêt serait dans le maintien d’alliances. Mais on dirait que l’intérêt de Trump dans le maintien des alliances passe derrière ses intérêts particuliers qui sont liés à des intérêts mafieux Ce qui n’était pas le cas avec Biden, quand même. Du temps de Biden, je pense qu’il y avait des calculs qui pouvaient être communs, mais c’était dans tous les cas avec une certaine alliance respectée au niveau européen. L’engagement des États-Unis de Biden était important avec l’Europe, mais il n’était pas non plus total, parce qu’il avait peur de la réaction de la Russie …
Propos recueillis par Christophe Carmarans pour France Ukrane News
image : François Bouchon / Le Figaro
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