Présidente de l’AFUCA, un organisme fondé dès 2016, Iryna Bourdelles a vu son activité complètement basculer en février 2022. D’association essentiellement culturelle, l’AFUCA est devenue un point d’ancrage crucial pour les réfugiés ukrainiens dans les Alpes-Maritimes. Et son activité de présidente s’est transformée en un travail à plein temps.
France Ukraine News : Iryna, votre association a été fondée dès 2016, pourquoi cette année-là ?
Iryna Bourdelles : Parce qu’il y avait eu 2014 (Ndlr : la « révolution du Maïdan » et l’annexion de la Crimée par la Russie) et qu’il y avait déjà une petite communauté ukrainienne présente ici sur la Côte d’Azur. On a ressenti le besoin de créer une association officielle pour montrer que la communauté ukrainienne ne faisait pas partie de la communauté russe déjà présente ici.
France Ukraine News : En 2016, la communauté ukrainienne basée à Nice, cela représentait combien de personnes à peu près ?
Iryna Bourdelles : Difficile à dire car, entre les chiffres que l’on avait et les chiffres que nous donnait la préfecture des Alpes-Maritimes, il y avait un écart énorme. D’après nos calculs, nous étions près de cinq-mille alors que, selon la préfecture, nous étions à peine mille. C’est la raison pour laquelle, quand nous sommes allés frapper à la porte de la mairie de Nice l’année dernière en leur disant que nous avions besoin de renfort, ils ne comprenaient pas trop pourquoi on était en panique parce que, pour eux, les Ukrainiens, c’était une toute petite communauté. Et nous leur avons dit : « Non, non préparez-vous ! Vous allez avoir beaucoup de monde parce qu’il y a beaucoup de monde dont vous ignorez l’existence ! »
France Ukraine News : Comment étaient les relations entre les communauté russes et ukrainiennes avant le 24 février 2022 dans la région ? Cela se passait bien ?
Iryna Bourdelles : Même aujourd’hui, cela se passe bien. On n’a pas de conflit. En revanche, il y a des conflits au sein de la communauté russe. Il faut savoir qu’il y a eu plusieurs vagues d’immigration russe dans la région. Une première vague au moment de la révolution de 1917, les « Russes blancs », puis une deuxième vague, et encore une troisième vague qui, elle, est beaucoup plus pro-Poutine. Entre eux, ils ne s’entendent pas. Nous, on s’entend très bien avec la première communauté. Avec les autres, on n’a pas de contact.
France Ukraine News : Et ici en France, les adversaires de la politique de Vladimir Poutine peuvent s’exprimer, ce qui est plus difficile en Russie …
Iryna Bourdelles : C’est plus difficile en Russie, effectivement …
France Ukraine News : On peut supposer qu’à partir de la fin février 2022, les choses ont dû beaucoup changer pour votre association, non ?
Iryna Bourdelles : Oui ça a beaucoup changé. L’association a dû faire face à des problèmes que nous ne gérions pas avant. On a dû faire face à des problèmes logistiques pour envoyer des camions en Ukraine et pour accueillir les réfugiés. Avant, nous étions une association axée surtout sur des projets culturels, principalement avec les enfants …
France Ukraine News : Avant février 2022, vous aviez déjà eu à accueillir des réfugiés ?
Iryna Bourdelles : Non. C’étaient les Ukrainiens qui habitaient ici. On avait une trentaine d’enfants qui fréquentaient notre école et aussi les familles qui venaient pour les manifestations culturelles mais c’est tout.
France Ukraine News : Que faisiez-vous avant que cette organisation AFUCA devienne un travail à plein temps ?
Iryna Bourdelles : J’étais graphiste en PAO. C’est devenu un job à plein temps quand j’ai été embauchée par la mairie de Nice en tant que traductrice. En avril 2022, nous étions neuf dans ce cas et actuellement on est encore cinq. Et cela va continuer encore cette année …
France Ukraine News : La vie de votre association a donc complètement basculé dès le début de la guerre …
Iryna Bourdelles : On est sorti manifester le dernier week-end avant le 24 (Ndlr avant le 24 février 2022). Ensuite, le jour du 24, on est sortis sur la Promenade des Anglais. Cela a été tellement soudain d’ailleurs qu’on n’a même pas eu le temps de déclarer la manifestation auprès des autorités. Deux jours après, on est allés manifester devant le Consulat russe à Villefranche-sur-Mer. Puis le week-end suivant, on est encore sortis manifester sur la Promenade des Anglais. C’était une grosse manifestation, on a eu beaucoup de soutien avec plusieurs centaines de personnes dans la rue. C’est à ce moment-là que la mairie de Nice est venue nous voir pour nous proposer de l’aide. On a commencé à parler de la logistique pour les camions car on avait déjà commencé à envoyer des choses en Ukraine. Mais on était débordés car on avait trop de choses à envoyer et pas assez de véhicules. La mairie a alors mis à notre disposition un entrepôt au MIN (Ndlr : le Marché d’Intérêt National situé à l’ouest de Nice) et c’est là-bas qu’on a commencé à stocker tous les dons qui venaient de Nice mais aussi des autres villes de la Métropole. Et c’est de là que partaient les camions vers l’Ukraine. Maintenant, c’est fini car le bâtiment a été détruit et nous faisons tout ici, dans ce local, également situé à l’ouest de Nice.
France Ukraine News : Quel type de chargement contiennent ces camions qui partent en Ukraine ?
Iryna Bourdelles : Un peu de tout. De la nourriture. Des vêtements mais on trie. Des médicaments aussi et des produits de première nécessité. Mais aussi des groupes électrogènes dont un, je me souviens, qui faisait presque deux tonnes. On l’a démonté d’un immeuble et il a été installé dans une usine là-bas. On a démonté aussi un cabinet dentaire qui est parti en Ukraine, des lits médicalisés qui nous ont été fournis par un EHPAD. Pour résumer, on a commencé avec les colis alimentaires et on en est aujourd’hui à vingt-neuf semi-remorques qui sont partis en Ukraine.
France Ukraine News : À partir de quand avez-vous commencé à voir arriver des réfugiés ukrainiens ici à Nice ?
Dès les premières manifestations. Dès la première manifestation, il y avait déjà des gens qui étaient venus en vacances et qui se trouvaient coincés ici car ils ne pouvaient pas rentrer en Ukraine. On s’est retrouvés avec cinq familles dans cette situation et ce sont les premières que l’on a placées en famille d’accueil …
France Ukraine News : À quel moment y-a-t’il eu un pic en termes de nombre de réfugiés ?
Iryna Bourdelles : Les trois premiers mois. Après cela s’est un peu calmé durant l’été 2022. Et puis c’est reparti au début de cet hiver mais on était mieux organisés. On a eu des bus partis de Kyiv avec surtout des femmes, des enfants et des personnes âgées qui venaient principalement des villes autour de Kyiv qui ont été détruites.
France Ukraine News : L’aide locale provient d’où exactement ?
Iryna Bourdelles : De la ville de Nice mais aussi de la Métropole (Ndlr: la métropole Nice Côte d’Azur regroupe 51 communes des Alpes-Maritimes), des villes comme Saint-Laurent-du-Var, Vence mais aussi Villeneuve-Loubet et Antibes qui ne font pas partie de la Métropole. Et puis aussi des villes plus petites ou des villages situés dans les montagnes comme Roubion qui a accueilli neuf familles ukrainiennes et dont la mairie a embauché trois ou quatre personnes immédiatement. Début décembre, ils nous ont appelé pour qu’on leur envoie une traductrice pendant deux semaines de formation car ils employaient un ingénieur ukrainien qui avait besoin de traduction pour accomplir sa tâche sur une mission très spécifique. Disons que, pour le moment, on travaille plus avec la Métropole qu’avec le département des Alpes-Maritimes ou la région PACA. Mais il y a par exemple une association semblable à la nôtre à Cannes. Elle dépend de la ville de Cannes. Nous sommes amis avec eux et nous menons des actions en commun. Eux s’occupent de Cannes et des villes autour de Cannes comme Le Cannet, Grasse, Biot, Mougins. Mais ils sont moins nombreux et c’est un peu plus difficile pour eux.
France Ukraine News : Est-ce que l’apprentissage du français reste la principale barrière pour améliorer la vie des réfugiés ici, sachant que, contrairement à ce que l’on pouvait peut-être envisager au départ, certains vont rester en France beaucoup plus longtemps qu’ils ne l’imaginaient ?
Iryna Bourdelles : Oui et on essaie d’y remédier. Cela fait maintenant plus d’un an que certains sont là et la langue est un problème. Pôle Emploi propose des cours. Ici sur Nice, il y a l’association Francophonia qui travaille avec la Métropole et qui propose des cours gratuits, y compris pour les débutants. Il y a beaucoup d’Ukrainiens qui sont passés par cette association. C’est une formation courte qui dure trois-quatre mois avec des cours gratuits tous les jours. Et nous aussi, ici, nous proposons aussi des cours gratuits deux fois par semaine. On demande juste de payer l’adhésion à l’année pour l’association.
France Ukraine News : Vous continuez à accueillir des réfugiés chaque semaine ici. Est-ce que leur statut a changé d’un point de vue administratif depuis février 2022 ?
Iryna Bourdelles : Pour l’instant, rien n’a changé. Ils continuent de bénéficier de l’APS (Autorisation Provisoire de Séjour) avec une aide de 450 euros par mois qui reste renouvelable tous les six mois, à condition d’avoir une solution pour l’hébergement. Nous avons ici des réfugiés qui en sont déjà à leur troisième APS de six mois.
France Ukraine News : En ce qui concerne le flux des réfugiés, comment la situation a-t-elle évolué au fil des mois ?
Iryna Bourdelles : Les trois premiers mois de la guerre, on a accueilli pas mal de monde. À l’heure actuelle, on continue de recevoir en moyenne une dizaine de personnes par semaine. C’est beaucoup moins qu’il y a un an.
France Ukraine News : Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous êtes encore confrontés ?
Iryna Bourdelles : Le logement. Cela reste le principal sujet de préoccupation.
France Ukraine News : Nous avons entendu parler de cet organisme – Agis06 – qui offre des solutions de logement pérennes pour les déplacés ukrainiens. Vous travaillez avec eux ?
Iryna Bourdelles : Oui je connais cet organisme. Ils sont financés par l’État. Avant la guerre, ils s’adressaient aux personnes en difficulté en France et là, ils ont effectivement un dispositif qui travaille uniquement pour l’Ukraine. En fait, ils travaillent directement avec les propriétaires d’appartements et ils se portent garants entre le réfugié et le propriétaire. Mais ce n’est pas un logement social. Je tiens à la préciser car, à un moment, on a entendu des critiques selon lesquelles les réfugiés ukrainiens prenaient la place de gens éligibles aux logements sociaux. C’est totalement faux ! En France, il n’y a aucun logement social destiné aux Ukrainiens. Ici, on donne ces logements uniquement à des personnes qui ont trouvé du travail ou à des gens qui ont de la famille proche. S’ils ne remplissent pas ces conditions, on leur propose un logement mais dans d’autres départements. Agis06 demande des preuves que les personnes travaillent et qu’elles ont des revenus, pour leur trouver un logement, même si c’est un salaire minimum. Et ça, c’est propre aux Alpes-Maritimes. Ils ont même, à présent, une traductrice pour leur faciliter la tâche. Et ils ont trois ou quatre personnes dédiées spécifiquement aux réfugiés ukrainiens à Agis06.
France Ukraine News : Quel est le profil type des réfugiés. Ce sont surtout des femmes avec enfants ?
Iryna Bourdelles : Oui principalement. Même si on voit aussi parfois des papas qui sont avec trois enfants ou plus. Mais pour le profil, vous savez, on ne pose pas de question et on ne demande pas aux gens comment ils ont quitté l’Ukraine. Cela ne nous regarde pas …
France Ukraine News : Quel bilan pouvez-vous faire après un peu plus d’un an et quelles sont vos perspectives à moyen terme ?
Iryna Bourdelles : Tout va dépendre de la situation là-bas sur le front. Personnellement, je pense que tant que Poutine sera au pouvoir, rien ne va changer. Donc on va essayer de gérer au mieux pour que les réfugiés s’adaptent le mieux possible ici. Après, plus le conflit va durer, plus il y a des gens qui vont rester ici et sans doute pour toujours. Quand des attaches se créent, c’est difficile de changer de vie …
France Ukraine News : Parmi les réfugiés qui sont ici, certains commencent à se faire à l’idée que le « temporaire » risque de durer longtemps …
Iryna Bourdelles : Je pense que c’est le travail de chacun. Nous on est là pour les accompagner sur toutes les questions. Pour l’emploi, le logement, la langue, les activités ou pour faire oublier le quotidien. Mais après, chacun gère dans sa tête sa situation personnelle. On ne peut pas lancer un appel en disant : « Préparez-vous à rester ici le plus longtemps possible » On est juste là pour dire : « On est là si vous avez besoin. Et si vous vous installez ici, on sera là… ».
France Ukraine News : Parmi les enfants de réfugiés, y en a-t-il qui sont scolarisés dans des écoles françaises et d’autres qui suivent des cours en ukrainien en ligne ; et d’autres encore qui font les deux, ce qui doit leur faire des grosses journées…
(À la fois enseignante et traductrice Oksana Basova vient d’entrer dans la pièce et c’est elle qui prend la parole) : Oui certains font les deux et cela demande beaucoup d’efforts. Mais on estime que c’est important pour eux de ne pas perdre non plus la culture ukrainienne.
France Ukraine News : Ça se passe bien avec les autres enfants français ?
Oksana Basova : Pas toujours. Il y a toujours ce problème de la langue. Je ne cache pas qu’il y a quelques difficultés surtout dans le secondaire et je connais des parents ukrainiens qui ont déjà rencontré à plusieurs reprises la principale du collège à ce sujet car il y a parfois des provocations de la part des autres élèves. En revanche, c’est plus facile pour les enfants qui suivent l’école primaire. En général, ça se passe très bien en primaire. Pour les ados, c’est plus difficile, à cause de la langue. C’est l’âge où l’on veut s’affirmer en tant que personne. Ne pas bien maîtriser la langue, cela pose forcément un problème car, à cet âge-là, la communication orale, c’est très important ! Donc, ils ont tendance, ces ados, à rester dans des cercles très ukrainiens plutôt que de chercher à se faire des amis parmi les Français.
France Ukraine News : En Ukraine la scolarité est organisée de la même façon qu’en France ?
Non les Ukrainiens sont habitués à un autre emploi du temps : les cours ont lieu le matin. À14H00 – 14H30, c’est fini et après les écoliers rentrent à la maison pour faire les devoirs et participer à d’autres activités. Cela aussi demande un ajustement …
Christophe Carmarans pour FranceUkraineNews
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